Hello Jil,
La créatrice de mode, Jil Sander, figure majeure de la Fashion Week de Milan depuis les années 1980, a connu un succès international pour ses collections avant-gardistes et minimalistes. Onze ans après le lancement de sa première collection, en collaboration avec UNIQLO, +J revient chez UNIQLO pour la saison Automne/Hiver 2019.
Pourquoi s'est-elle tournée vers la mode ? Quelles ont été ses inspirations pour cette nouvelle collection ?
Nous avons posé seize questions à Jil Sander, de sa philosophie de vie à ses routines quotidiennes, des objets qu'elle chérit à son travail.
Jil Sander @ Peter Lindbergh
La créatrice de mode, Jil Sander, figure majeure de la Fashion Week de Milan depuis les années 1980, a connu un succès international pour ses collections avant-gardistes et minimalistes. Onze ans après le lancement de sa première collection, en collaboration avec UNIQLO, +J revient chez UNIQLO pour la saison Automne/Hiver 2019.
Pourquoi s'est-elle tournée vers la mode ? Quelles ont été ses inspirations pour cette nouvelle collection ?
Nous avons posé seize questions à Jil Sander, de sa philosophie de vie à ses routines quotidiennes, des objets qu'elle chérit à son travail.
Q1. Quelle est la première chose que vous faites le matin au réveil ? Avez-vous des routines quotidiennes ?
J’ai des habitudes, oui, et elles sont assez simples. J’ouvre grand mes fenêtres en vue de ma séance de méditation et de yoga. Au petit-déjeuner, j'aime boire un café bien chaud, préparé dans une cafetière à piston.
Q2. Parlez-nous d’un objet essentiel, dont vous ne pourriez absolument pas vous passer.
Je suis très attachée à un recueil de haïkus de Kobayashi Issa proposé dans une édition bilingue dirigée par Lewis Mackenzie ; c’est un livre que j’emmène souvent avec moi lors de mes déplacements.
Q3. Quelle empreinte les paysages naturels du nord de l’Allemagne ont-ils laissé sur vous (ou votre travail) ?
J’ai grandi dans un Hambourg dévasté par la guerre ; alors, la nature, je l’ai découverte plus tard. En revanche, la ville étant reliée à la mer Baltique par plusieurs couloirs de navigation, l’eau était très présente autour de nous. Hambourg est une grande ville portuaire qui possède à ce titre plus de canaux et de cours d’eau que Venise. Mes premiers souvenirs de nature, ce sont les couleurs changeantes du ciel et leurs reflets sur l’eau. Plus tard, nous avons eu une maison dans la campagne à quelques kilomètres d’Hambourg. Là, c’était différent, avec des champs, des bois et des prairies à perte de vue. J'ai toujours adoré l’explosion de verdure au printemps. Le nord de l’Allemagne est une région assez venteuse, traversée par des nuages chargés qui font changer la luminosité et les couleurs du paysage en un quart de seconde. Sa lumière est connue pour sa pureté et son éclat ; la clarté y est telle qu’elle semble tout passer aux rayons X. Cette lumière si particulière a toujours influencé mes choix de tissus – par rapport aux couleurs, certes, mais aussi aux qualités textiles. Avec cette lumière-là, on ne triche pas. Chaque détail de l’armure est souligné. Seule la meilleure qualité résiste au test.
Q4. Sur les bancs de l’École du textile de Krefeld, en quoi la philosophie du Bauhaus a-t-elle orienté votre vision des choses ?
De nombreux enseignants et étudiants du Bauhaus original ont plus tard enseigné à l’École de Krefeld, tandis que d'autres se sont tournés vers la conception d’immeubles industriels ou de patrons pour l’industrie textile de la ville. Ludwig Mies van der Rohe a par exemple travaillé à maintes reprises pour l’industrie locale de la soie, en dessinant plusieurs bâtiments épatants. À l’École, l’approche du Bauhaus était encore très présente quand je suis arrivée ; l’architecture du mouvement avait bien évidemment une influence également. Je me sentais confortée dans mon intuition d’aller vers l’essentiel pour me concentrer sur des formes pures et parfaitement exécutées.
Q5. Vous rappelez-vous le moment où vous avez décidé de faire de la Mode votre métier ? Pouvez-vous nous en parler ?
J’ai commencé ma carrière en tant que rédactrice mode pour un magazine allemand spécialisé, un poste où j'étais notamment amenée à organiser et superviser des shootings. Très souvent, j’avais bien du mal à concrétiser comme je le voulais les looks que j’avais en tête. Pour améliorer les modèles que nous avions à photographier, je contactais les fournisseurs en leur soumettant mes suggestions et propositions d’ajustements. Comme cela devenait une habitude, le plus grand fabricant de tissus techniques m’a contactée pour me proposer de créer directement pour lui. Au final, j’ai trouvé bien plus satisfaisant de concevoir des vêtements que de shooter des pièces qui ne correspondaient pas toujours à mes attentes esthétiques.
Q6. Que représente le vêtement noir pour vous ?
Je parlais plus tôt de la lumière éclatante qui baigne le nord de l’Allemagne. De nombreux vêtements qualifiés de « noirs » ne font pas le poids face à une telle puissance. C’est pour cela que j’appelle les teintures noires que je recherche des « doubles noirs », qui ne se ternissent pas au contact du blanc et révèlent au contraire un contraste graphique fort.
Q7. Vos modèles témoignent d’une attention particulière à toute une foule d’éléments déterminants dans un vêtement, comme les motifs ou la coupe. Y a-t-il une règle personnelle qui guide votre travail de création ?
Je ne fais pas de croquis, je crée à même le corps et multiplie les essayages. Cela me permet de bien me rendre compte des différents angles et de la forme en trois dimensions. Les essayages font par ailleurs émerger de nouvelles formes et proportions. Mon œil est mon outil le plus précieux, il me permet de voir quand quelque chose cloche ou est dépassé, mais aussi de repérer d’où l’énergie jaillit et quand un modèle commence à montrer un vrai potentiel. Je veille aussi à ne jamais perdre de vue les clientes et leurs différents besoins. Avec de multiples silhouettes, tailles et couleurs de peau à satisfaire, j'essaye d’interpréter mes collections de sorte qu’elles autorisent différentes combinaisons et soient le plus versatiles possibles.
Q8. Pour la collection +J en particulier, comment avezvous concilié votre vision créative avec les capacités de production d’UNIQLO ?
UNIQLO possède une vaste expérience et expertise en la matière. Les possibilités de production sont infinies et inspirantes. Cela passe par une logistique bien huilée, la prégnance de la culture japonaise et une vraie maîtrise du détail.
Q9. Dites-nous quelques mots sur la nouvelle collection +J. Dans quelles images trouve-t-elle sa source ?
Je ne m’inspire pas d’images ou de muses pour créer, pas plus que je ne me base sur un simple moodboard. Ma créativité est très liée aux essayages et expériences que je fais avec les tissus. C’est comme ça que j’exclus tout en poussant dans certaines directions. Comme je le disais, mon œil est à l’affût de la forme prête à émerger.
Q10. Depuis la première collection +J en 2009, votre état d’esprit a-t-il changé ?
J’ai l'impression que tout a changé, même dans la Mode en général. Le métier s’est lassé de certaines formes désormais associées à un passé qui semble bien lointain. Les matières et techniques de production se sont aussi développées. Qui dit nouveaux tissus, dit nouvelles solutions, au service de coupes et motifs différents. Sans être nécessairement capable d’expliquer le Zeitgeist, l'esprit du temps, je perçois comme un besoin d’élégance contemporaine. Je ressens les magnétismes, tensions et harmonies d’aujourd’hui.
Q11. Vous entretenez une passion de longue date pour le jardinage. En quoi le fait de concevoir des espaces, au-delà des vêtements, influe-t-il sur le regard que vous portez sur le monde ?
Dans un sens, il n’y a pas vraiment de différence puisque, dans les deux cas, je réfléchis en termes d’architecture. Je recherche les énergies qu’il est possible de faire jaillir dans un espace tridimensionnel. Pendant plusieurs années, je me suis aménagé un jardin anglais à la campagne. Je suis aussi une grande fan de la géniale Gertrude Jekyll, paysagiste contemporaine du mouvement Arts & Craft dont les compositions plus intimes étaient en tension productive avec le jardin anglais classique. Mon jardin réunit vastes panoramas et espaces fermés, haies de rosiers et carrés potagers, sur fond de vide méditatif. Gertrude Jekyll a écrit : « Le jardin est un grand maître. Il enseigne la patience et l’attention, il enseigne le dur labeur et l’épargne. Et par-dessus tout, il enseigne la confiance totale. »
Q12. Parlez-nous d’une personne que vous admirez.
J’ai une grande admiration pour Lorenzo « Renzo » Mongiardino, architecte et décorateur italien qui nous a quittés en 1998. Je lui ai confié la décoration intérieure de ma maison de Hambourg et j’ai appris énormément à ses côtés à cette occasion. À rebours du modernisme et doté d’une connaissance poussée des techniques artisanales, il a créé un style historiciste original et était très en demande d’une perspective qui s’affranchisse du zeitgeist. Il a su me convaincre d’abandonner mes idées arrêtées au profit d’une ambiance de conte de fées d’inspiration Renaissance. En véritable maestro, il avait une façon éminemment créative de construire l’intérieur étape par étape, au gré de son inspiration. Il a commencé avec les panneaux de bois sculptés d’un théâtre de la Renaissance vénitien du XVIIe siècle et son thème de conte de fées. De là, il a imaginé tout le reste. J’ai appris à respecter et apprécier la chaleur que Renzo a su amener dans mon intérieur, son incroyable connaissance de l’histoire et son audace. Il m’a enseigné que chaque période de l’histoire possède sa propre vérité sous réserve de savoir regarder ses plus belles réalisations et son sens profond. Et que l’essence n’obéit à aucune chronologie.
Q13. Y a-t-il des livres qui vous ont marquée en particulier ?
J'ai une tendresse particulière pour la littérature russe – Dostoïevski, Nabokov, Tolstoï, Tchekhov, Gogol et Akhmatova.
Q14. En quoi les avancées technologiques et l’arrivée des réseaux sociaux ont-elles changé la Mode ? Quels en sont les avantages et les inconvénients ?
Aujourd’hui, nous avons le e-commerce, les influenceurs, blogueurs, Instagram et encore bien d'autres outils qui n’existaient pas auparavant. Les réseaux sociaux sont un vrai moteur pour l’industrie de la Mode ; ils lui ont permis de retrouver un nouveau souffle, avec des règles différentes. Ceci dit, je pense qu’il nous faut avoir un propos plus critique en ligne pour distinguer les looks qui font de l’effet de ceux qui ont réellement la capacité de sublimer les « vraies » personnes.
Q15. Quel genre de matières aimeriez-vous voir inventées à l'avenir ?
Des matières naturelles, des matières hybrides qui fassent du bien à la nature et à notre précieuse planète.
Q16. D'après vous, quel rôle les vêtements ont-ils à jouer dans l’émergence d’un meilleur lendemain ?
Il nous faut des vêtements auxquels on s’attache et qui durent Des vêtements qui servent la personne qui les porte en lui insufflant l’énergie et la confiance si essentielles dans le monde actuel.